Article

Les lois sur la diffamation et les procès-bâillons de plus en plus utilisés à mauvais escient pour restreindre la liberté d’expression

De nouvelles données publiées dans le dossier d’information de l’UNESCO sur l’« utilisation à mauvais escient » du système judiciaire pour attaquer la liberté d’expression, montrent une augmentation de la diffamation pénale et civile et des procès-bâillons (SLAPP en anglais, abréviation de Strategic Lawsuits Against Public Participation). 80 % des pays dans le monde pénalisent encore la diffamation.
Defamation laws and SLAPPs increasingly “misused” to curtail freedom of expression

La campagne mondiale en faveur de la dépénalisation de la diffamation, qui gagnait du terrain il y a dix ans, connaît aujourd’hui des revers, notamment dans les pays qui réintroduisent la pénalisation de la diffamation. Ainsi, 160 pays la pénalisent, selon les données publiées dans un nouveau dossier d’information du Rapport sur les tendances mondiales en matière de liberté d’expression et de développement des médias, intitulé « L’utilisation du système judiciaire pour attaquer la liberté d’expression. Tendances, défis et réponses. ».

Ce dossier d’information traite des tendances, des défis et des réponses actuels en matière de diffamation et de lois connexes dans le monde entier, avec un accent particulier sur les pratiques juridiques abusives. Il mentionne également qu’au cours des cinq dernières années, un certain nombre de nouvelles lois ont été adoptées pour lutter contre la désinformation, la cybercriminalité ou les discours de haine, avec des conséquences potentiellement désastreuses pour la liberté des médias.

En outre, plusieurs pays ont durci ou réintroduit des dispositions sur la diffamation et l’injure en énonçant de nouvelles lois visant à lutter contre la cybersécurité, les « fake news » (fausses informations) et les discours de haine. Outre la diffamation pénale, on constate une augmentation du recours à la diffamation civile, qui entraîne fréquemment des dommages disproportionnés et un effet perturbateur sur la liberté d’expression et le travail des journalistes.

Le dossier d’information souligne également qu’au moins 57 lois et réglementations adoptées ou modifiées depuis 2016 dans 44 pays contiennent des termes trop vagues ou des sanctions disproportionnées, mettant en danger la liberté d’expression en ligne et la liberté des médias.

Cette analyse démontre que la question de la diffamation, tant pénale que civile, doit être traitée dans les législations nationales conformément aux normes internationales en matière de protection de la liberté d’expression et de travail essentiel des journalistes. L’UNESCO continue d’appeler à la dépénalisation de la diffamation et met en garde contre les tendances à l’utilisation des systèmes judiciaires pour attaquer la liberté des médias.

Tawfik JelassiSous-Directeur général de l’UNESCO

« Forum shopping » et procès-bâillons en hausse

Le dossier d’information met également en évidence l’augmentation des pratiques abusives telles que le « forum shopping », qui consiste à choisir le tribunal devant lequel introduire une action en justice en fonction de la perspective du résultat le plus favorable, même lorsqu’il n’existe aucun lien, ou un lien vague, entre les questions juridiques et la juridiction.

Les procès-bâillons, intentés par des acteurs puissants qui veulent faire taire les voix critiques et ébranler le contrôle, sont en augmentation dans différentes régions. Ils ont attiré l’attention des défenseurs et des organismes internationaux, en particulier en Europe.

Le véritable objectif des procès-bâillons n’est pas de gagner un procès, mais d’accabler le défendeur par des procédures judiciaires prolongées, des coûts excessifs, parfois au risque de la faillite, et la pression psychologique qui en découle. Les procès-bâillons axés sur des accusations de diffamation sont fréquemment utilisés pour décourager les journalistes de poursuivre leur travail en empêchant la publication, en retirant certains contenus et en décourageant leurs confrères de couvrir les mêmes sujets.

Destiné aux acteurs judiciaires et aux législateurs, ce dossier d’information fournit également des définitions, des normes internationales et des décisions de jurisprudence marquantes des principales cours régionales des droits de l’homme en matière de diffamation, ainsi que des bonnes pratiques et des recommandations pour la dépénalisation.

L’utilisation de procédures judiciaires à l’encontre de journalistes qui traitent de questions d’intérêt public constitue une menace croissante pour la liberté de la presse dans le monde entier. Ces dernières années, des individus puissants, des entreprises et des responsables gouvernementaux ont adopté cette tactique pour réduire au silence et harceler les journalistes indépendants. Leur défense juridique est importante non seulement au niveau individuel, mais aussi plus largement, pour empêcher que les idées et les informations disparaissent de l’espace public.

Pádraig HughesDirecteur juridique, Media Defence

Une répartition géographique révélant des tendances inquiétantes

Une répartition des données contenues dans le dossier d’information montre que la diffamation constitue toujours une infraction pénale dans 39 des 47 pays d’Afrique. En Asie et dans le Pacifique, 38 des 44 États considèrent toujours la diffamation comme une infraction pénale, six l’ayant abrogée et un pays ayant entamé une abrogation partielle.

En Europe centrale et orientale, on constate un recours accru aux lois pénales sur la diffamation, qui sont en vigueur dans 15 des 25 États de la région, la majorité d’entre elles prévoyant la possibilité de sanctions privatives de liberté. Dix pays ont aboli toutes les dispositions générales contre la diffamation et l’injure, et quatre autres ont mis en œuvre une dépénalisation partielle.

Les délits de diffamation persistent dans 29 des 33 États d’Amérique latine et des Caraïbes et continuent d’être utilisés comme arme contre les journalistes et les blogueurs. En Europe occidentale et en Amérique du Nord, la diffamation pénale demeure dans les statuts de 20 des 25 États, la plupart conservant des sanctions privatives de liberté. Entre 2003 et 2018, cinq pays ont aboli les lois sur la diffamation pénale et l’injure, et un autre en a partiellement abrogé une.

Dans ce contexte, il est conseillé aux États d’abroger les lois pénales sur la diffamation et de les remplacer par une législation civile appropriée sur la diffamation, conformément aux normes internationales. Les organisations de la société civile et les acteurs des médias doivent également s’engager dans des campagnes de plaidoyer et de sensibilisation pour mobiliser le public et veiller à ce que les jugements internationaux et régionaux soient pleinement appliqués au niveau national. Dans le même temps, ils peuvent avoir un impact significatif en poussant à l’abolition de la diffamation pénale et en s’opposant aux retours en arrière. Enfin, les contentieux stratégiques et le soutien juridique aux journalistes sont également essentiels pour les encourager à poursuivre leur travail et peuvent aboutir à des changements juridiques et politiques concrets et positifs.

The “misuse” of the judicial system to attack freedom of expression: trends, challenges and responses
Soraide, Rosario
UNESCO
2022
With funding from the UNESCO Multi-Donor Programme on Freedom of Expression and Safety of Journalists (MDP) and by Open Society Foundations.
0000383832