Histoire

Entretiens d’Art-Lab #2 - Une œuvre de mémoire des rescapés du génocide au Rwanda

L’objectif des « Entretiens d’Art-Lab » est de documenter le pouvoir transformateur de l’art auprès des populations vulnérables impliquées dans des créations artistiques.
Les « Entretiens » sont une série d’articles en ligne, dont les sujets ont été sélectionnés parmi un vaste ensemble de pratiques éthiques identifiées par la plateforme d’Art-Lab qui consiste « d’artivistes », c’est-à-dire d’artistes, de dirigeants d’institutions culturelles, d’intervenants culturels, de journalistes et de chercheurs, engagés pour soutenir celles et ceux dont les droits ont été violés.
Chaque mois paraitra un article sur une population défavorisée spécifique, souffrant d’exclusion (réfugiés, migrants, personnes vivant en zone de post-conflits, ainsi que les plus marginalisés).
Une liste de principes éthiques a été identifiée sur la base de chacun de ces « Entretiens », plaçant les groupes vulnérables au cœur des pratiques artistiques ; pour les aider à sortir du status quo et à faire résonner leurs revendications pour les droits et la dignité humaine. Ces principes seront disséminés dans le cadre d’Art-Lab afin de vulgariser au cœur de l’action humanitaire des principes essentiels impliquant ceux qui ont été laissés pour compte, en tant qu’acteurs à part entière de la réalisation des ODDs.

UNE ŒUVRE DE MÉMOIRE DES RESCAPÉS DU GÉNOCIDE AU RWANDA

Dans le Jardin de la mémoire de Nyanza-Kicukiro, des « Hommes debout » sur les murs garderont bientôt les pierres en mémoire des victimes

 

Une « sculpture » mémorielle en construction, à laquelle chacun peut apporter sa pierre, pour ne jamais oublier. Pour l’éternité. Sur le site de Nyanza-Kicukiro, à Kigali, le Jardin de la mémoire veut rendre une dignité aux victimes du génocide au Rwanda et offrir un cérémonial aux rescapés. C’est ce qu’a souhaité l’artiste Bruce Clarke qui l’a conçu, comme « une sorte de réparation symbolique ». « L’art est universel et le projet permettait de transcender cette douleur et de rendre l’humanité ôtée à toutes ces personnes en 1994 », apprécie Jeanne Uwimbabazi, une rescapée qui a soutenu le projet dès le début.

Un « parcours mémoriel », un « projet de transmission » pour Dafroza Gauthier, qui a perdu une partie de sa famille dans le génocide. Ce qu’elle apprécie dans ce jardin, c’est que « ce n’est pas un tableau que l’on peut transporter ou une statue que l’on peut détruire ». « Un tableau ou une sculpture sont des œuvres individuelles, qui parlent plus de l’artiste que de son sujet », abonde Bruce Clarke, qui a voulu « une œuvre pensée et construite par les plus touchés, c’est-à-dire les rescapés ».

Dès le début des années 1990, Bruce Clarke suit depuis Paris, avec des amis africains en exil, l'évolution de la guerre civile au Rwanda et les signes avant-coureurs du génocide, au cours duquel un million de Tutsis seront massacrés d’avril à juillet 1994. Puis il est confronté à l'horreur lors d'un voyage dans le pays en août-septembre 1994 à la demande d’un collectif d’associations. C'est ainsi qu'a germé le projet du Jardin de la mémoire, qui dépasse la seule production artistique et qui a séduit la société civile et les autorités rwandaises. Il est réalisé par l’association Ibuka pour les survivants du génocide au Rwanda, en partenariat avec la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), la Fondation IMBUTO et des rescapés, et avec le soutien de l’UNESCO.

Bruce Clarke voulait prendre de la distance par rapport aux sites mémoriels exposant des ossements ou des objets des victimes. En tant qu’artiste étranger, il pensait qu’il n’avait « pas du tout le droit de travailler avec une matière aussi lourde de sens que des restes humains ». C’est de cette façon qu’il s’est dit que la pierre serait la matière première du Jardin de la mémoire. « Mais ce jardin ne devait pas être un lieu qui évoquait l’horreur, il devait être un lieu de recueillement où les gens puissent venir se promener. Un jardin, c’est un lieu de renaissance, ce n’est pas un cimetière », précise-t-il.

Le Jardin de la mémoire fait partie intégrante du Mémorial du génocide de Nyanza-Kicukiro, où des milliers de Tutsis qui s’étaient réfugiés dans l’école ETO de Kigali ont été conduits et tués après le retrait de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) qui les protégeait. La première pierre a été posée en 2000. Depuis, chaque personne qui le souhaite peut marquer une pierre d'un nom ou d'un autre signe identifiant une victime et la placer d'une manière ordonnée à la suite d'une autre pierre déjà placée au cours de cérémonies rituelles, « pour témoigner de cet acte ». Chaque pierre a ainsi une identité individuelle, tout en étant indissociable de l'ensemble. La pierre représente la permanence de la mémoire et la présence symbolique des victimes, les sauvant de l'oubli.

Comme l’artiste engagé l’explique sur son site présentant le projet, le défi était multiple : tenir compte dans une « œuvre d’art » du poids de l’événement (le génocide perpétré contre les Tutsis) ; créer un mémorial accessible et pudique dans sa représentation ; utiliser une démarche de création qui, elle-même, aurait une fonction commémorative, pédagogique et cathartique et qui impliquerait tous ceux qui le souhaitent. Pour Jeanne Uwimbabazi, « le projet était une belle manière de montrer que l’humanité est universelle ». Elle juge « primordial que la mémoire des victimes et des survivants soit respectée » et voit ces pierres comme « un symbole éternel ».

Pour le plasticien, « l’art peut jouer un rôle actif dans la reconstruction psychique des individus » car « sans processus de médiation comme l’art, la réconciliation et le vivre ensemble sont beaucoup plus difficiles ». « Le jardin est un immense cadeau fait aux Rwandais, qui a été bien reçu une fois qu’il a été compris », se félicite Dafroza Gauthier, saluant « un artiste très humaniste, un grand militant des droits de l’homme ». Au départ, « une œuvre d’un million de pierres pouvant symboliser un million de morts était considérée comme trop abstraite, mais petit à petit j’ai été très heureuse que les institutions adoptent le projet », explique celle qui a cofondé avec son mari le Collectif des Parties civiles pour le Rwanda (CPCR), dont l’objectif est de déférer en justice les personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide et qui ont trouvé refuge en France.

« L’art réaffirme les droits, mène vers une normalisation, joue un rôle de catalyseur et de médiateur », explique Bruce Clarke, précisant qu’il s’agit de « la médiation entre la communauté des rescapés et la société en général, pour aider à revivre dans une communauté unie ». Et l’œuvre a « un rôle de pacification de la mémoire ». C’est un processus, pas un aboutissement.

Le Jardin de la mémoire n’est d’ailleurs pas achevé depuis la pose de cette première pierre le 5 juin 2000, lors d’un un acte solennel en présence des représentants des autorités, des institutions et de la société civile, notamment l’ONG Ibuka (Souviens-toi), qui chapeaute plusieurs associations. En 2015-2016, des ingénieurs et des architectes ont été mobilisés par les autorités pour créer un vaste ensemble. Aujourd’hui, une pierre massive et une stèle marquent l’entrée du site, qui compte aussi un corridor de méditation, une fosse ouverte, des monticules rappelant les mille collines rwandaises ainsi que des chemins en spirale symbolisant la spirale de violence qui a emporté le Rwanda dans les abysses.

Le 8 avril 2019, vingt-cinq ans après le génocide, une grande cérémonie officielle de commémoration a inauguré la dernière phase de construction du Jardin de la mémoire. La Première dame du Rwanda, Jeannette Kagame, a planté un arbre dans la Forêt de la mémoire. Pas n’importe quel arbre, mais le Ficus thonningii, symbole de la famille, qui poussera aux côtés d’Erythrina abyssinica, symbole de la protection et de la beauté, et d’Acacia abyssinica, symbole de résilience et de résistance, dans ce Jardin qui « restera une conversation permanente entre le passé, le présent et le futur ». « Un tel Jardin avec des arbres, des herbes, des pierres, offre un lieu paisible pour réfléchir au génocide de 1994 contre les Tutsis. C'est un endroit où nous viendrons dialoguer avec nos proches », a ajouté Jean-Pierre Dusingizemungu, président d’Ibuka, au cours de la cérémonie. « Un lieu de contemplation, de méditation », renchérit Bruce Clarke. Dans son parcours du souvenir, le jardin raconte également comment la nature a protégé et sauvé, miraculeusement, certains Tutsis du génocide.

Le Jardin dispose aussi d’un amphithéâtre auquel devraient être adossées, en avril 2021, de gigantesques peintures murales de 10 mètres de hauteur. C’est la CNLG qui a suggéré en 2014 à Bruce Clarke de créer un nouveau projet visuel, plus figuratif, pour marquer la 20ème commémoration. Sont alors apparus des hommes, des femmes et des enfants, peints sur des lieux de mémoire telles des silhouettes esquissées de manière éphémère. Symboles de la dignité des êtres humains confrontés à la déshumanisation, des « Hommes debout » se sont exposés, au Rwanda et dans le monde, comme les témoins d’une histoire douloureuse. Dans le réaménagement du Jardin amorcé en 2016, il a été décidé de faire converger les deux projets.


© Bruce Clarke

Dans le Jardin, un Homme et une Femme debout regarderont bientôt les pierres et garderont la mémoire, de façon permanente. « Le projet génocidaire était de déshumaniser, d’enlever toute dignité. L’homme debout montre que le projet n’a pas réussi », explique Bruce Clarke, car il y a des survivants, et les Hommes debout, c’est le pays debout. « Mémoire, justice et réparation sont les trois piliers pour passer à autre chose », poursuit le plasticien.

« On commémore tous les ans en avril mais cette mémoire collective doit s’accompagner de symboles », relève Dafroza Gauthier, qui consacre son temps à chercher à obtenir justice. « L’art est une manière d’ancrer, de pérenniser pour ceux qui n’ont pas connu le génocide en direct. L’art permet d’éduquer aussi, c’est un pont de transmission. » A la tête de l’association Diaspora rwandaise de Toulouse (France), Jeanne Uwimbabazi consacre elle aussi beaucoup d’énergie à la mémoire en témoignant, dans des écoles, de ce que les victimes portent en elles au quotidien depuis 1994. Elle apprécie que ce Jardin de la Mémoire compte des arbres et des symboles de vie et de renaissance du pays des Mille collines, comme les Hommes debout pour veiller sur toutes les mémoires. Comme l’explique le Collectif pour les Hommes debout, « cette capacité étonnante qu’a l’œuvre d’art de maintenir éveillée notre curiosité et de questionner est peut-être le meilleur remède contre l’amnésie ».

 

A propos de l’artiste

Bruce Clarke est un plasticien et photographe britannique d’origine sud-africaine installé en France. Son travail traite de l'histoire contemporaine, de l'écriture et de la transmission de cette histoire. Il souhaite que sa peinture stimule une réflexion sur le monde contemporain et ses représentations.

Outre la conception du Jardin de la mémoire, son travail sur l’histoire contemporaine du Rwanda l’a amené à publier des reportages photo sur la reconstruction du pays et à collaborer au projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » lancé par le festival Fest’Africa.

Un article préparé par Laurence Rizet pour Art-Lab pour les droits de l’homme et le dialogue de l’UNESCO.

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Les « Entretiens d’Art-Lab » sont produits dans le cadre d’Art-Lab pour les Droits de l’Homme et le Dialogue. Cette initiative de l’UNESCO vise à intégrer les arts et la culture dans les programmes humanitaires et de développement. Art-Lab a pour objectif de souligner le rôle crucial des artistes dans la défense des droits humains et culturels, et coordonne actuellement analyse de documents répertoriant les politiques, les voix alternatives au discours culturel dominant, les pratiques éthiques et les chartes qui promeuvent les droits humains et l’inclusion des plus vulnérables à travers les arts.

Les conclusions et les recommandations issues de l’analyse de la littérature existante seront présentées le 10 Décembre 2020, en commémoration de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1948.

Dans le cadre de la « Décennie internationale du rapprochement des cultures » (2013-2022), Art-Lab contribue à l’effort international qui consiste à démontrer l’importance du dialogue interculturel dans le développement et la paix.

A travers un vaste programme de coordination, de recherche, de renforcement des capacités et de sensibilisation, Art-Lab souligne le rôle de l’UNESCO en tant qu’Agence cheffe de file pour la coopération interculturelle pour la paix.

Plus précisément, Art-Lab entend consolider un portfolio de pratiques éthiques ; produire des outils de formation destinés aux acteurs humanitaires et culturels ; sensibiliser les acteurs politiques ; former les opérateurs culturels et le personnel humanitaire ; développer sa Plateforme engagée dans la promotion des arts pour les droits et la dignité humaine, consistant en les Chaires UNESCO, les experts internationaux, les artistes engagés et les opérateurs du développements; et enfin, impliquer dans des initiatives artistiques près de 100 000 personnes qui vivent dans des contextes difficiles.


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